De la démocratie en Asie

Publié le par Benoît Geffroy

Voilà, toutes mes photos ont été mises en ligne, toutes mes visites ont été commentées. Mais avant de refermer ce blog, je veux aborder le sujet de la culture politique en Asie.

Laissez-moi d'abord enfoncer une porte ouverte : voyager, c'est l'occasion de découvrir que certaines choses qu'on pensait universelles ne le sont en fait pas. En France, et dans le monde occidental en général, on fait grand cas des droits de l'homme et de la démocratie. C'est en effet en Europe et en Amérique qu'ont vécu les principaux philosophes ayant théorisé l'Etat de droit, et les fondations de l'Occident moderne reposent (entre autre) sur leurs pensées. C'est ici que les Droits de l'Homme ont été déclarés, et jusqu'à présent c'est ici qu'ils sont le mieux appliqués. On continue à débattre au sujet des institutions, de la constitution ou du rôle de la monarchie, mais il est acquis que les dirigeants sont élus par le peuple, et qu'ils ne sont pas au-dessus des lois - ou alors juste un peu. En tant qu'enfant de l'Occident, ces valeurs me semblent aussi naturelles que le lever du soleil. Il me paraissait évident que les peuples vivant sous un régime autoritaire devaient haïr leurs tyrans, et aspirer à l'auto-détermination. Mais la réalité est plus compliquée que cela.

Je ne m'intéresse que peu aux chamailleries électorales, mais je suis sensible à  la cause des droits de l'homme. Connaître un minimum la scène politique d'un pays me semble de plus un moyen comme un autre de mieux le comprendre. J'essayais donc d'en apprendre plus quant aux opinions de mes collègues à Shanghai. Je procédais cependant avec toute la prudence et la circonspection dont j'étais capable : pas de "Mais ça ne te dérange pas de vivre sous une dictature?". J'ai vite été déstabilisé par ce qui leur tenait lieu d'opinions politiques. Manifestement, la liberté d'expression et le droit de vote ne faisaient pas partie de leurs rêves. J'ai essayé au début de me convaincre que la propagande était la seule responsable de cette apathie politique. Mais il m'a fallu me rendre à l'évidence : avoir une conscience politique n'est pas inné.

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J'ai eu l'occasion de voyager dans un certain nombre de pays d'Asie et, plus important, de discuter avec les habitants de plusieurs d'entre eux. J'en ai tiré un paysage en mosaïque, mais non dénué de cohérence.

La Chine n'a jamais connu qu'une longue succession de souverains absolus, le dernier en date répondant au doux nom de PCC 1er. Par ailleurs, le seul philosophe vraiment influent fut Confucius, dont le credo était l'obéissance au souverain. Bref, pendant ces longs millénaires, personne n'est venu dire aux Chinois qu'il pouvait en être autrement. L'arbitraire est donc plus ou moins vécu comme la pluie qui tombe : c'est comme ça, il faut faire avec.
C'est ce terreau particulièrement fertile qu'est venue ensemencer la propagande du Parti. Dénués de toute éducation politique, les Chinois ont été des proies faciles. Le plus grand succès du Parti reste à ce jour son hold-up sur les esprits : il est impossible aux Chinois de faire la différence entre leur pays et le Parti. Toute critique a l'encontre de ce dernier est perçue comme une attaque contre la nation. Cette lobotomisation a eu des effets secondaires sur les capacités à l'initiative et la création, aujourd'hui encore largement perceptibles. Par ailleurs, et bien que ce ne soit pas vraiment le propos de cet article, je tiens à signaler que les traditions chinoises ont été largement anéanties dans le processus. Dommages collatéraux, comme on dit.
Mais les Chinois ne sont pas plus bêtes que les autres, et au fur et à mesure qu'ils accèdent à l'éducation, ils se rendent bien compte que le Parti n'est quand même pas toujours très gentil. Cependant, la majorité ne se soucie guère de la situation. Il est vrai que le succès économique aide à faire passer la pilule. Le Parti s'en attribue tout le mérite. En fait, il s'est contenté de rétablir progressivement la libre entreprise ; la sueur des Chinois ainsi que les capitaux étrangers ont fait l'essentiel du travail. Attention à ne pas sombrer dans le manichéisme : l'action du PCC est loin d'être entièrement négative. L'éducation, l'infrastructure, le droit des femmes, pour ne citer que quelques domaines, se sont grandement améliorés grâce à lui. Quoi qu'il en soit, la suprématie du Parti reste absolue. Les Chinois ont de plus en plus conscience d'être désinformés, mais la propagande a réussi à les convaincre que la situation est la même dans le reste du monde. Et le traitement biaisé des émeutes au Tibet par les media occidentaux a renforcé cette croyance. Les Chinois n'arrivent pas encore à dépasser l'amalgame Parti-pays, ce qui, allié au nationalisme malsain cultivé par le Parti, empêche toute remise en cause.
Paradoxalement, c'est peut-être dans les campagnes que la situation est la plus tendue. Je n'ai pas pu vérifier par moi-même, mais j'ai lu plusieurs fois que la corruption endémique des fonctionnaires et les inégalités criantes mettent à mal la "société harmonieuse" et le "socialisme de marché" que les apparatchiki appellent de leurs voeux. Mais les Chinois éduqués continuent à fermer les yeux en masse, et le Parti à manipuler les esprits.

Notez que j'aborde ce sujet sous une tonalité relativement légère. C'est dans la pratique beaucoup moins drôle à vivre. Je me rappelle à mon retour de Thaïlande, lorsque des panneaux exaltant quelque ferveur olympique m'ont assailli dès l'aéroport. J'ai senti comme un poids me tomber sur les épaules. Je n'avais pas remarqué, avant de quitter la Chine pendant ces deux semaines, à quel point la propagande s'était insidieusement glissée dans mon quotidien. Et la voilà qui reparaissait brusquement, et tout d'un coup je remarquais la contrainte qu'elle faisait peser sur mon esprit. Comme une porte à ressort et sans serrure qu'on doit garder fermer. Mais ce désagrément n'est rien comparé à ce que souffrent tous ceux que les policiers arrachent à leur foyer et jettent en prison pour un mot de travers.


Mon séjour en Thaïlande a été de ce point de vue un vrai bol d'air (au niveau respiratoire aussi, mais c'est une autre histoire). La Thaïlande fait partie de ces trop nombreux pays dont le monarque absolu a été renversé par ses généraux. S'en sont suivies de longues décennies de dictature militaire (sous l'oeil bienveillant des Etats-Unis, Vietnam oblige). Malgré tout, le régime a fini par s'assouplir au cours des années 80,et la démocratie y a lentement mais sûrement fait son nid. Les premières élections entièrement libres et transparentes ont eu lieu en 2001... mais un nouveau coup d'état (non violent) a eu lieu en 2006. Cependant le putsch n'était destiné qu'à destituer le premier ministre Thaksin. Ce dernier s'était rendu coupable de bon nombre d'abus de pouvoir, mais ce qui a vraiment mis le feu aux poudres fut son intention supposée de remplacer le roi.
Depuis, une nouvelle constitution a été approuvée par référendum, et je suis arrivé précisément pour les élections. J'ai accompagné par curiosité mes hôtes au bureau de votes, situé dans une école. De mémoire il y avait une bonne trentaine de candidats pour la circonscription, avec peu de femmes et trop d'uniformes à mon goût. Plus tard, mes amis thaïlandais m'ont dit que tout le monde dans les rues ne parlait que des élections. Celles-ci se tenaient un lundi, et la journée avait été déclarée fériée. Signe que les Thaïlandais apprennent vite, le taux de participation a été plus faible que prévu (74%, tout de même), puisque les citadins en ont profité pour partir en week-end.
Le vote a placé en tête le parti au pouvoir avant le coup d'état, et il dirige aujourd'hui le pays. L'armée garde une influence importante, mais n'a pas empêché les élections de suivre leur cours. Thaksin s'est prudemment exilé, étant maintenant poursuivi dans son pays pour corruption. Le pays a sans doute encore du chemin à faire, mais il a très clairement tourné la page du totalitarisme.


Je ne suis pas resté assez longtemps au Vietnam pour me faire une vraie opinion, mais il m'a semblé que la situation y était intermédiaire. L'Etat communiste a libéralisé l'économie, mais continue à contrôler les media. Et il n'est pas non plus question d'élections. Mais la propagande doit y être moins féroce, car le crâne vietnamien m'a semblé plus perméable à la politique que le chinois. J'ai eu l'impression que les Vietnamiens avaient une vraie conscience politique, et ne se leurraient pas quant à la nature du régime. Non que cela change leur quotidien d'une manière ou d'une autre, mais quelque part cela m'a réconforté.

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Il me semble que ces différentes situations pointent vers les mêmes conclusions. Je pensais que les hommes se rallieraient d'instinct au concept des Droits de l'Homme. Mais la vérité est qu'on peut très bien vivre sans voter ni s'exprimer librement. A mes yeux, cela ne fait que souligner la valeur de cet héritage culturel. Etre né dans un pays où on reconnaît ces valeurs est vraiment une chance. Je ne parle pas ici en terme de qualité de vie, mais de cheminement intellectuel. Ce progrès philosophique que nos ancêtres ont accompli fait maintenant partie intégrante de notre culture, nous rendant tous un peu plus humains.
Il me semble aussi que ce cheminement ne peut pas vraiment s'enseigner : chaque peuple doit le parcourir par lui-même. Après bien des bouleversements, la Thaïlande voit le bout de ce tunnel. Quant à la Chine, rien n'indique qu'elle ait seulement conscience de l'existence du tunnel. Mais laissons-là ces pays à leur avenir. Parmi les leçons de ce voyage, il y a la prise de conscience de cette chance : on m'a inculqué ces valeurs.

Publié dans Fourre-tout

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A
Merci pour cette vision claire et neutre sur une société qui questionne. Je crois que votre blog est précieux.<br /> <br /> Bonne conituation.
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D
Ce blog ne peut et ne doit pas mourir. N'es tu pas en ce moment même dans une contrée étrange, vivant de nouvelles aventures qui ne demandent qu'à être contées?
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